L’histoire d’une marque française de sneakers, fabriquées au Brésil (Veja veut dire « regarde » en portugais) selon des principes de démarche éco-responsable.
A l’instar d’un Patagonia ou d’un Faguo, le storytelling est parfait : c’est en 2004, quand ce n’était pas encore à la mode de parler d’écologie dans le sportswear, que deux copains de lycée, Ghislain Morillion et Sébastien Kopp, stagiaires un peu désenchantés en banque d’affaires à New York, cherchent un business avec dans son ADN l’économie solidaire et le faible impact environnemental, et jettent leur dévolu sur les sneakers, symbole de leur génération.
Chaque phase de fabrication a été analysée en ce sens. Les matériaux, et surtout le coton, présent dans le chausson et les lacets. Là où toutes les marques se fournissent en textiles OGM très consommateurs en pesticides, Veja achète du coton brésilien et péruvien bio. Pour le caoutchouc des semelles, Veja choisit du sauvage récolté sur les hévéas d’Amazonie au lieu du synthétique à base du pétrole. Dans les deux cas, ils se fournissent directement auprès des producteurs à un prix fixé d’avance.
Ce sourcing a cependant un prix. Dans une enquête de Capital du 1er aout 2019, il est mentionné que Veja a acheté son coton bio 2,82 euros le kilo, 63% plus cher qu’au cours mondial, et son caoutchouc naturel amazonien 2,77 euros le kilo, quand le synthétique se vend 1,35 euros.
La fabrication coûte également beaucoup plus cher. Alors que 95% des baskets dans le monde sont produites en Asie (dans des conditions souvent dénoncées), la marque française a opté pour une usine au Brésil, à Porto Alegre, où les droits des salariés sont conformes à la règlementation de l’Organisation internationale du travail. Au total, selon Capital, les coûts « matières premières et production » seraient ainsi cinq fois plus élevés que ceux des géants du secteur.
Mais pour ne pas exploser davantage leurs coûts, donc leurs prix de vente (de 80 à 160 euros), les deux entrepreneurs français prennent le contre-pied des habitudes de cette industrie : ni publicité, ni stock, deux postes qui peuvent représenter 80% du prix de vente pour les grandes marques comme Nike ou Adidas. Ne sont ainsi fabriquées que les quantités pré-commandées par les distributeurs, quitte à être en rupture de stock en cas de gros succès commercial.
Et la marque ne dépense pas non plus d’argent en placement de produit. Il se dit que Meghan Markle, alors encore duchesse d’Angleterre, en voyage officiel le 21 octobre 2018 en Australie, avait bien acheté son modèle V-10, au prix normal de 125 euros, comme tout le monde.
Emmanuel Macron en Veja
Meghan Markle en Veja
En tout cas le buzz n’a pas tardé. En une semaine, Veja est entrée dans le top 3 des recherches sur la plate-forme mondiale de mode Lyst, une première pour une marque de commerce équitable. A noter que la V-10 en noir et blanc était déjà avant cela en rupture de stock.
A l’heure où tous les marketeurs réfléchissent à la raison d’être, d’une part, et à l’engagement RSE, d’autre part, force est de reconnaître que Veja n’a pas ce questionnement. Comme Altereco, par exemple, ou Patagonia et autres faguo, déjà citées plus haut, ou encore plus récemment Allbirds (marque californienne fondée en 2016), la démarche est claire, lisible et a priori sincère, depuis l’origine. L’engagement social et écologique est même assumé, quasiment jusqu’au-boutiste. Il aura par exemple fallu cinq ans à Veja pour trouver une alternative au cuir, le CWL, à base de déchets de maïs issus de l’industrie alimentaire (mis au point par une PME italienne). Sur la Campo, premier modèle vegan (125 euros) lancé en janvier 2019, la ressemblance avec le cuir est troublante. De la même façon, pour remplacer le tissu maillé, dérivé du pétrole, Veja utilise depuis 2014 du B-Mesh, à base de bouteilles plastiques recyclées.
On reste bien sûr encore loin du tout écolo : le caoutchouc sauvage ne représente que 20% de la semelle, le reste étant synthétique, tout comme les colles ; les œillets des lacets comprennent un matériau dont l’origine reste floue et tous les pigments de teinture ne sont pas naturels. Mais le chemin est tracé…
Veja est en tout cas une démonstration que le storytelling fonctionne s’il est accompagné de ce que certains appellent le storydoing. Nous avons de nombreuses fois ici théorisé qu’une marque reposait sur la trilogie intention / incarnation / interaction, l’intention (la raison d’être, la vision) étant le tronc, la colonne vertébrale. Veja, avec une intention claire, une incarnation cohérente, et des interactions minimalistes mais justes montre que la recette est efficace. L’intention n’est qu’incantation si elle n’est pas incarnée.
Si la stratégie est donc claire, il n’empêche que le marketing, aussi, est bien travaillé. Depuis 2006, Veja s’est notamment lancée dans une série de collaborations, d’abord avec Agnès B., puis Bonpoint, Deyrolle ou Claude Pierlot.
Veja s’est également associée au film de Luc Jacquet, Il était une forêt, sorti en novembre 2013, pour mettre l’accent sur les enjeux écologiques des forêts tropicales primaires.
Et surtout, Veja n’a évidemment pas non plus oublié le design et le sens de l’esthétisme, que ce soit dans les produits et dans l’ensemble des signes émis par la marque.
Avec constance, cohérence, et non sans talent, les deux dirigeants de la marque tricolore déploient leur croisade écolo-responsable. Bel exemple de gouvernance par la marque, où toutes les décisions et actions reflètent le positionnement initial et la raison d’être, dans la droite ligne du concept de brand thinking défendu par le cabinet Yuma, où la marque sert d’outil d’alignement stratégique. Choix de partenaires responsables (électricité verte, banques sans activités dans des paradis fiscaux…), Veja vient d’obtenir la certification B Corp qui valide 270 exigences sociétales, environnementales et de gouvernance et qui ne comptait, en 2017, que 2064 entreprises certifiées dans 51 pays.
Bref, un joli cas d’école.