Le roman national des marques (par Raphaël LLorca)

Les livres intelligents qui parlent de marques sont suffisamment rares pour que l’on prenne le temps de s’arrêter sur Le roman national des marques de Raphaël LLorca. Mais que l’on ne s’y trompe pas : à l’instar du livre de Naomi Klein, No Logo, paru il y a presque 25 ans, le livre de Raphaël LLorca est d’abord un livre politique. Résumé.

Dans « Le roman national des marques », Raphaël LLorca constate que la classe politique ne parvient plus à porter une vision commune de la nation France et que les marques se sont emparées du roman national pour finir par interagir dans le domaine politique. Raphaël LLorca est codirecteur de l’Observatoire « Marques, imaginaires de consommation et Politique » à la Fondation Jean Jaurès. Il est l’auteur de « La marque Macron (2021) et de Les nouveaux masques de l’extrême droite (2022).

« Après avoir longtemps façonné les identités individuelles, les marques ont franchi une étape supplémentaire en cherchant à redéfinir les identités collectives. Fortes de leur capital symbolique (leur capacité à raconter des histoires, à mettre en images des notions abstraites, à susciter des émotions), de plus en plus de marques de grande consommation, tous secteurs confondus, se sont mises à défendre leur propre vision du pays ».

Raphaël LLorca conclut son ouvrage en regrettant que ce sont surtout les idées d’extrême droite qui s’emparent du roman national des marques pour en faire une nouvelle arme de l’offensive identitaire. Il évoque une dérive vers ce qu’il appelle le « national-consumérisme », sa thèse étant que « la consommation est en passe de devenir une nouvelle matrice politique de l’extrême-droite (passer par le consommateur pour mieux s’adresser au citoyen) », selon ce qu’il appelle la stratégie C2C (Consumer-to-Citizen). « Quand la droite identitaire et l’extrême droite utilisent les discours publicitaires pour pourfendre le progressisme, comme dans le cas de Bud Light ou de Barilla, ou quand Marine Le Pen colle aux pratiques de Leclerc pour s’ériger en candidate du pouvoir d’achat, ce sont autant de façons d’utiliser les marques et la consommation comme de nouvelles armes d’influence politique ». En homme de gauche revendiqué, Raphaël LLorca conclut par une injonction : « N’est-il pas temps de réfléchir à quelles formes pourrait prendre un « social-consumérisme », c’est-à-dire une vision de gauche écologiste sur la consommation ? ».

En tout cas, il somme le monde politique de prendre acte de l’entrée de ces nouveaux acteurs sur le marché de l’imaginaire national et d’en tirer toutes les conséquences : « il est urgent que les élus se ressaisissent du récit national », dit-il, « c’est la seule façon d’échapper à la privatisation des imaginaires nationaux et de garantir que la souffrance narrative des Français (…) ne soit pas prise en charge par le seul discours marchand ».

Au-delà de ce parti-pris politique, Raphaël LLorca pose plus globalement, tout au long d’un livre intelligent et documenté, la question de la société française et du roman national, « cette sorte de macro-récit, traditionnellement élaboré par le pouvoir politique et transmis par l’école, qui a pour objectif de raconter le pays de façon romancée (son identité, ses valeurs, ce qui nous tient ensemble, ce en quoi on croit, etc.) ». À travers le roman national, narration romancée que se fait une nation d’elle-même, on va identifier des dates, des héros, des moments historiques ou des référentiels culturels qui font nation et qui font du commun.

Il constate, et regrette, que « le champ politique ne parvient à plus proposer, sous la forme d’un récit unificateur, une réponse simple, articulée et puissante aux grandes questions qui se trouvent au fondement même de notre existence commune (qui sommes-nous en tant que nation ? En quoi croyons-nous ? Vers quel horizon comment nous projetons-nous ?) ».

Pendant très longtemps, le roman national a pourtant été le monopole d’une certaine élite intellectuelle et politique : celles et ceux qui avaient la légitimité de porter un discours sur la France étaient au fond les grands écrivains, les grands historiens et les grands hommes d’État. Jusqu’à il y a peu, la politique avait longtemps réussi à imposer que la France était une « idée ».  « De Voltaire à De Gaulle en passant par Jaurès ou Dominique de Villepin, on retrouve la même conviction que le propre de la France, ce qui forge sa singularité dans le concert des nations, c’est de définir et de proposer au monde une certaine idée de ce que doivent être la liberté, la justice, le commun ». Or, dit-il, « l’idée n’existe que dans les mots et les images utilisées pour la représenter. Dès lors la France est d’abord la représentation que l’on s’en fait : pour la saisir intimement, il faut donc en explorer les imaginaires et les récits qui lui sont consacrés ». Et c’est précisément parce que la politique ne parvient plus à en sécréter qu’elle est aujourd’hui sujette à une désaffectation massive.

La thèse de Raphaël LLorca est que la défaillance narrative du personnel politique est au cœur du malaise français et que le vide laissé a permis à des nouveaux conteurs de s’y engouffrer. Dans notre vie contemporaine, de nouveaux acteurs qui n’avaient pas forcément cette légitimité culturelle s’emparent de ce discours sur la France. Et parmi ces nouveaux acteurs, il y a les marques commerciales. Un de ses constats est que les politiques se sont mis à faire du marketing et les marques se sont mises à faire du politique, dans une espèce d’inversion des rôles.

Les marques commerciales se sont donc mises à produire des discours énonçant explicitement des visions de la France. « Elles ont par ailleurs compris qu’elles devaient utiliser un discours national qui ne sente pas le réchauffé, qui ne sente pas cette forme de catéchisme républicain, auquel le politique cède souvent – par paresse ou par ce manque de travail auquel le politique cède souvent -, avec cette façon de répéter des mots et des imaginaires sur la République, sur la France, qui ne correspondent plus au monde contemporain. »

Raphaël LLorca parle même de la « société des marques », dans laquelle des entités disposant d’un capital économique, symbolique et culturel sont mues par des visions du monde, des projets de vie, et des façons de penser la société dans son ensemble. « Les marques contribuent à façonner nos identités collectives et nationales ».

Il cite notamment Benoît Heilbrunn, enseignant à l’ESCP Business School, qui a théorisé que les marques s’érigent en « sphères d’autorité », à même de construire et de diffuser d’authentiques visions du monde et de la société. Les marques sont d’authentiques acteurs culturels et historiques, même si bien sûr, elles sont d’abord et avant tout des acteurs économiques ; mais leurs effets se font ressentir plus largement dans la société tout entière, y compris chez les non-clients.

Raphaël LLorca fait référence aussi à l’anthropologue et professeur de marketing Douglas Holt, selon lequel une marque est une entité culturelle à part entière qui évolue sur un marché qui n’est plus simplement un marché de produits ou de services mais un marché de récit au sein duquel évolue d’autres acteurs (film, musique, livres, médias, sportifs, politiques, etc.). Douglas Holt montre notamment que le récit Just do it porté par Nike marque un avant et un après dans la conception du sport : en rupture avec le modèle précédent, qui représentait le sport comme nécessairement collectif et starisé, Nike promeut une nouvelle idéologie sportive individuelle (le combative solo will power) incarnée par une nouvelle pratique qu’est le jogging.

Les marques se sont donc écartées du pur discours commercial pour embrasser un récit national et une vision de la société. En ce sens, elles endossent une responsabilité nouvelle dans le débat public.

Et bien souvent, elles le font avec plus de talent et de conviction que les politiques. Raphaël LLorca constate en effet que « les marques parviennent à véhiculer un roman national le plus souvent fédérateur, positif et créatif, ce que les politiques ne parviennent plus à faire ». Il cite l’exemple de RTL avec sa campagne « Ce qui nous rapproche est plus fort que ce qui nous éloigne », qui met en scène des personnes qu’a priori tout oppose et qui en fait rient aux mêmes blagues ou partagent les mêmes passions ; FDJ, qui, avec ses spots « Et voir la France gagner » parvient à tenir un discours positif, enthousiaste sur la France ; Renault, qui met côte à côte les Barbapapa, les tableaux de Monet et Jamel Debbouze en disant « C’est ça la France », le tout sur une musique de Michel Polnareff remixé, et parvient à transmettre l’idée que la France a ce génie d’articuler des univers culturels extrêmement bigarrés.

Même certaines marques internationales se sont appropriées certains éléments du roman national. Raphaël LLorca cite notamment Mc Donald’s qui a fini par comprendre, au début des années 2000, qu’il fallait rompre avec son modèle monolithique originel pour au contraire avoir une stratégie multi-locale et que pour se faire accepter de la société française, il fallait qu’ils soient patriotes pour nous dans un moment où, on le sait, notre rapport collectif à la nation est assez névrotique… D’où cette campagne publicitaire « Né aux États-Unis, Made in France » qui est au fond l’expression d’une marque américaine qui déclare son amour ou qui déclare sa flamme à ce qui constitue l’esprit français. Cela a aussi été le cas pour Nike en France avec sa campagne « Vive le football libre » en 2011 au moment où la marque devient l’équipementier officiel de l’équipe de France dont les maillots deviennent un drapeau national bis, ou de Toyota qui fait chanter la Marseillaise par des bruits de mécanique dans un spot à l’occasion de l’ouverture de l’usine de Valenciennes en 1997.

Il n’empêche que les marques portent leur propre réinterprétation de ce roman national. « Les marques, elles aussi, procèdent à une restructuration mentale des imaginaires politiques. L’histoire du marketing apprend qu’elles ont très vite compris que, si elle voulait continuer à créer de la valeur économique sur des marchés saturés, elle devait s’engager dans la bataille des imaginaires. ». LLorca détaille notamment 3 récits de la France portés par Renault, La SCNF et FDJ.

Les marques font donc vivre le roman national, l’anime, voire le popularise. Elles permettent même une démocratisation du roman national. D’une certaine façon, elles participent au renouvellement du sentiment national, du plébiscite que théorisait Ernest Renan en parlant de la nation. « En s’emparant de la France comme objet de discours, les marques contribuent à déconcentrer la fonction d’écriture du roman national, historiquement réservée à une élite, politique et littéraire. (…) En devenant de nouveaux émetteurs du récit national, les marques ouvrent la possibilité de s’adresser à des publics qui étaient jusqu’alors éloignés du sujet. Avant même le contenu d’un message (le quoi), c’est l’émetteur (le qui) qui détermine un taux d’écoute : contrairement aux médias ou aux élus, largement décrédibilisés selon les différents paramètres d’opinion, les marques les plus populaires peuvent constituer des messagers de confiance capables de distiller certains messages qui resteraient, sans elles, inaudibles. »

D’une façon générale, c’est un moyen pour les marques « de développer un discours à forte connotation émotionnelle. Appliqué au vivre ensemble ou aux tensions du quotidien, ce type de discours est beaucoup plus à même de produire des effets qu’un discours rationnel et cognitif, froid et sans chaleur. »

Mais ce faisant les marques s’emparent également du récit national en renouvelant en profondeur les références, les mots et les images traditionnellement utilisés dans le discours public. Par leurs prises de parole, les marques sont devenues « aujourd’hui partie prenante de la configuration médiatique. (…) À ce titre, les marques participent, aux côtés des médias, des hommes et des femmes politiques, des personnalités culturelles et intellectuelles, à l’établissement de la valeur publique des idées d’un point de vue de l’opinion publique. Les marques sont désormais des acteurs d’influence de premier plan, sur des sujets qui dépassent très largement les seuls thématiques économiques et fiscales. » « Elles ne font pas qu’introduire de nouveaux sujets dans le débat public ; elles ont aussi la capacité de se saisir de sujets ou de thématiques existantes, pour en parler différemment, et peser de tous leurs poids pour modifier la perception ». « Elles peuvent aussi s’illustrer dans leur capacité à traiter de façon apaisée, neutralisée et déconflictualisée les sujets les plus clivants de la société. »

Quand Renault proclame son « ode à la France », quand Heetch cherche à donner une autre vision de la banlieue, quand RTL proclame « ce qui nous rapproche est plus fort que ce qui nous éloigne », ce sont autant d’incursions de la part des marques commerciales sur des territoires qui étaient, jusqu’il y a peu, sous la domination symbolique du champ politique.

En tout cas, Raphaël LLorca constate que les marques ont dorénavant une vraie « responsabilité narrative » et que leurs discours doivent être compris, analysés et interprétés comme « un authentique discours politique ». A noter cependant que, comme dans le livre de Naomi Klein, les marques sont dans cette thèse assimilées aux grands groupes ou grandes entreprises internationales.