Un récent article de Challenges pointe le manque de projet lisible de Carrefour qui, face à Leclerc ou Intermarché, donne le sentiment de continuer de chercher sa voie.
Suite à l’assemblée générale de Carrefour le 24 mai dernier, le magazine Challenges diffuse dans son numéro du 30 mai un article au titre plutôt assassin « Bompard déçoit chez Carrefour ». Le constat est que le groupe est « sans perspectives » et que « depuis l’arrivée du PDG en 2017, l’action stagne face à une stratégie peu lisible ». Malgré des résultats solides, l’action du groupe a même chuté de 21 euros à 16 euros entre le 7 juillet 2017 et le 26 mai 2024. Citant Pierre-Yves Martin, consultant au cabinet OMS, l’article souligne que « il manque un projet d’entreprise lisible, une histoire autre que capitalistique ».
Qu’est-ce que la marque Carrefour évoque aujourd’hui dans l’esprit du consommateur ? Nous ne cessons de le dire dans cette tribune : la marque est ce qui porte le combat de l’entreprise, sa raison d’exister sur le marché ; la marque doit donc se placer au cœur de la gouvernance car elle est à la fois l’outil d’alignement stratégique, le moteur de la transformation et le levier d’une performance inscrite dans la durée. Autant les marques Leclerc, Intermarché ou Monoprix, chacune dans leur couloir, ont des « combats » et des positionnements clairement lisibles par le public, autant Carrefour n’a pas affirmé depuis longtemps une vraie vision de son rôle sur le marché. La « transition alimentaire pour tous », telle que revendiquée récemment par le groupe, est l’illustration de la vacuité des raisons d’être trop éloignées de la véritable mission au quotidien de l’entreprise, écrites comme des promesses incantatoires à destination de publics institutionnels.
Une marque doit avoir une idéologie, une intention. Nous avons ici théorisé le concept de trilogie de marque : intention, incarnation, interaction. L’intention (la vision, le sens) est ce qui doit mettre la marque sous tension et impulser le mouvement ; l’incarnation est l’ensemble de ce que fait et propose la marque concrètement, que ce soit à travers son offre, ses points de contact ou ses signes ; l’interaction (le lien, la relation) est ce qui est déployé par la marque pour tisser avec cohérence et sincérité une connexion avec ses publics (via sa communication ou ses contenus). Dit encore autrement, l’intention est la conviction originelle, le combat fondateur, la doctrine, la vision stratégique ; l’incarnation est l’ensemble des signes, des paroles et des actes venant donner de la chair, du tangible à ce positionnement ; et les interactions correspondent enfin à l’ensemble des échanges, des conversations et des relations avec les différents publics, quels que soient les canaux et les modalités.
Quelle est donc l’intention de Carrefour ? Si la stratégie de Carrefour est, comme on le lit aujourd’hui, de « mettre le bien manger – sain, frais, bio et local – à la portée de chacun » et de « devenir le leader mondial de la transition alimentaire pour tous », pourquoi continue-t-on de trouver dans les rayons des produits alimentaires qui ne répondent pas à ces critères ? Et pourquoi y trouve-t-on aussi des vêtements ou des produits électroniques ? C’est bien que la vraie vision, la vraie raison d’être, n’est pas là.
Quand CVS, la première chaine américaine de parapharmacie et cosmétiques, a décidé en 2014 de faire de la santé son combat prioritaire (« Helping people on the path to a better health »), cela a eu des conséquences sur son offre produits. Comme toutes ces chaines américaines, CVS est aussi un méga drugstore : au-delà des médicaments sur ordonnance et des produits de parapharmacie en vente libre, on y trouve un large assortiment allant des produits de beauté et des cosmétiques aux petits articles d’électronique grand public, en passant par des cartes de vœux et même des plats cuisinés. Surtout, CVS, en bon drugstore à l’américaine, faisait aussi office de bureau de tabac ! Le virage stratégique de 2014 avec ce combat affirmé pour la santé a conduit purement et simplement à supprimer les cigarettes des rayons et donc à perdre mécaniquement près de 2 milliards de dollars de revenu par an ; des nouvelles normes beaucoup plus strictes sur le référencement de compléments alimentaires ont aussi été instaurées. Pourtant, au final, le chiffre d’affaires a largement progressé.
Un positionnement de marque, ce n’est pas juste une posture de communication. C’est un choix stratégique, un ressort de la gouvernance qui doit se traduire par un passage à l’acte.
Carrefour a toujours été tiraillée entre la promesse du mieux vivre et la promesse du moins cher. Si la signature de marque aujourd’hui (depuis 2018) continue d’être « On a tous droit au meilleur », la marque a au fil du temps cherché à rassembler autour de « Avec Carrefour, je positive » (1988 – 2003), « Mieux consommer » et « Mieux consommer, c’est urgent » (2003 – 2007), « La qualité pour tous » (2007 – 2009), « Le positif est de retour » (2009 – 2010), « Du positif chaque jour » (2010 – 2011), « Les prix bas, la confiance en plus » (2012 – 2014), « J’optimisme » (2015 – 2018).
Pour embarquer les investisseurs, les clients et les collaborateurs (marque corporate, marque commerciale et marque employeur sont des facettes d’une seule et même marque), Carrefour doit se doter d’une véritable plateforme de marque ; pas au sens de plateforme de communication, mais bien au sens de guide stratégique, pour l’interne comme pour l’externe. Les manœuvres financières (transfert de magasins via la franchise ou la location-gérance, rachat d’actions ou doublement des dividendes par action) sont probablement des actes de management utiles, mais ne pourront pas faire illusion sur le temps long et pallier l’absence d’une vraie vision de marque.