Les marques peuvent-elles encore avoir un genre ?

En 2024 la marque masculine Celio a intégré une offre féminine Camaïeu ; Sœur a développé une collection pour hommes baptisée Frère ; et Mr Moustache a opéré une transition et s’appelle Odaje. Une marque doit-elle forcément devenir asexuée ?

Célio n’est pas Célia. Sœur n’est pas Frère. Mr Moustache n’est pas Mme Perruque. On peut discuter à l’envi du sexe des anges, mais quand on ne s’adresse qu’à la moitié de la population, on peut légitimement se poser la question du sexe des marques !

Marc Grosman, le cofondateur de Celio, a récemment apporté sa réponse. Quand la marque Camaïeu a été mise aux enchères, il y a vu une opportunité. Comme il l‘a expliqué dans La Voix du Nord du 29/08/24, « Dans les centres commerciaux, ce sont les acteurs qui offrent de l’homme et de la femme qui sont les plus dominants : Zara, Mango, Uniqlo… Certaines entreprises du textile en France ont des difficultés car elles ne font que de l’homme ou de la femme, sans bénéficier de cet effet d’échelle. Il fallait être dans cette ligne car elle correspond au besoin du client. » Ne pas rester cantonné à l’homme semblait donc le chemin de la croissance pour Célio. « On s’est dit qu’on n’était pas loin d’un plafond de verre au regard de notre part de marché. Il ne fallait pas continuer à ouvrir des magasins. On se sentait prêt à s’engager dans cette diversification. » Restait à savoir sous quel nom de marque porter cette diversification. Célio ? Celio Femme ? Célia ?… « Celio est une marque à consonance homme. Faire entrer des femmes chez Celio, on s’est dit que ça serait difficile (même si 25 % des clients sont des femmes). Et on a entendu que le nom Camaïeu était en vente. C’était totalement naturel pour une marque jumelle de Celio. » Jumelle dans le sens où elles ont toutes deux vocation à proposer « des basiques, des essentiels ». Ainsi, sous l’enseigne Celio cohabitent désormais les collections « be normal » pour hommes et « be camaïeu » pour femmes. D’aucuns pourraient quand même penser que la culture masculine continue de prédominer, puisque chez Célio on est considéré comme « normal » quand on est un homme, et « camaïeu » quand on est une femme !

M. Moustache Logo

Avant

Odaje Logo

Après

Chez Mr Moustache, le constat a été le même mais la réponse encore plus radicale. La griffe française de chaussures M.Moustache s’est en effet rebaptisée Odaje pour accompagner la féminisation de sa clientèle. « Ce changement, c’est le fruit d’un énorme travail et de dix-huit mois de réflexion. Notre clientèle est composée désormais de 70% de femmes, le nom M.Moustache n’était donc plus adéquat« , raconte Antoine Vigneron dans Fashionnetwork. Il a cofondé la marque aux côtés de Guillaume Alcan et Thibault Repelin en 2012 avec des chaussures pour hommes, et proposé ses premiers modèles pour femmes deux ans plus tard. Déjà deux ans après son lancement, la collection Femme pesait 50% des ventes, pour atteindre aujourd’hui plus de 70%. Si le nom M.Moustache ne semblait donc pas rédhibitoire pour attirer la clientèle féminine, les quinze boutiques et corners hexagonaux de la griffe ont donc subi une transformation pour passer à l’enseigne Odaje en septembre dernier. Ce nouveau nom, décrit comme la contraction de ‘Ode à la joie’, se veut en tout cas plus rassembleur et, aussi, plus international (la marque fait aujourd’hui 20% de son chiffre d’affaires à l’étranger, essentiellement au Royaume-Uni, en Suisse et aux Pays-Bas).

soeur Logo
frère Logo

De son côté, Sœur explore depuis cet automne 2024 le vestiaire masculin avec une capsule baptisée Frère. La griffe parisienne fondée ​en 2008 par les sœurs Angélique et Domitille Brion visait au départ les jeunes filles ; elle s’est peu à peu ouverte à l’ensemble des femmes, en cherchant à réconcilier mères et filles. Prolongeant une démarche de métissage et d’inclusivité, la marque décline aujourd’hui son univers sophistiqué cultivant un air casual chic nonchalant mais très travaillé, dans une première capsule pour homme. Cette ligne jumelle​, appelée Frère, comporte une trentaine de pièces contemporaines au style intemporel. A côté de chemises blanches classiques ou parées de délicates rayures un pull col rond en laine shetland décliné en aubergine ou marron glacé un gilet outdoor en peau lainée réversible de couleur caramel, un grand manteau à motif chevron ou encore un débardeur blanc en maille richelieu, Frère propose des casquettes, bonnets tricotés dans une laine vierge, des écharpes à carreaux façon tartan et d’épaisses chaussettes côtelées en laine. Le style de Frère reste cependant assez androgyne, comme le montre la campagne de communication photographiée par le photographe de mode écossais Mark Kean.

Ces trois exemples de virage vers une nouvelle mixité ne peuvent que soulever la question de la segmentation et de la catégorisation des marques dans une société où la notion de genre s’est complexifiée avec l’émergence d’identités non binaires, et où les nouvelles générations aspirent globalement à plus d’inclusivité et moins de stéréotypes. Une grande marque doit-elle nécessairement aujourd’hui être asexuée ?